16
Dark remonta, les clés à la main, jusqu’à la porte de sa maison au bord de l’océan. Il attendit. Puis il prit une profonde inspiration avant de glisser la clé dans la serrure.
Il déclencha par ce geste un branle-bas de combat dans la maison. Max et Henry, ses deux énormes chiens, bondirent hors de la maison et s’agitèrent autour de lui en frétillant. Max s’enroula autour de sa jambe – sa manière à lui de faire un gros câlin.
— Allons, allons, murmura Dark, doucement, les chiens.
Il entendit l’eau couler dans la salle de bains à l’étage. Sibby se préparait pour sa journée.
Il essaya d’avancer, mais les chiens ne l’entendaient pas de cette oreille. Il fallut qu’il s’accroupisse et joue un peu avec eux : c’était le même rituel chaque matin, sauf que ce jour-là il avait tardé un peu et que Max et Henry l’avaient senti. Ils débordaient encore plus d’énergie et d’affection.
Le simple fait de se trouver là lui rappelait tout le chemin parcouru ces dernières années. Après le massacre, il avait passé des mois dans la grisaille d’une chambre d’hôpital, abruti de médicaments et en camisole de force. Presque toute cette période restait embrumée. Quand le moment était venu de sortir, des amis s’étaient généreusement proposés, mais Dark était incapable d’accepter leurs offres. Le malheur et la souffrance l’avaient dévasté physiquement, comme s’il avait reçu une dose mortelle de radiations, et il ne se voyait pas y exposer quiconque.
Il avait donc loué un bungalow à Venice et l’avait meublé avec ce qu’il avait rapporté en un seul voyage d’une brocante : un matelas, une table, une chaise, une casserole, une cuiller et des serviettes. Il ne lui restait de sa vie passée qu’un sac rempli de vêtements que quelqu’un était allé chercher dans son ancien appartement, et il ne pouvait se résoudre à les porter. Il se faisait livrer chaque semaine de l’alcool et de quoi manger. Côté alimentation, cela se résumait au nécessaire pour survivre ; côté alcool, ce fut une incessante recherche de ce qui lui permettrait de toucher au plus vite à l’oubli. Cependant, son métabolisme semblait s’adapter rapidement, et au bout de quelques jours les effets du whisky se dissipaient ; il devait alors passer à la vodka, et ainsi de suite. Il essaya les promenades. La plupart du temps, il se contentait de fixer des yeux quelque chose. Le plafond. La rue. La pelouse laissée à l’abandon derrière la maison.
Son unique objectif avait été de traquer le monstre qui avait massacré sa famille. Son existence était tout entière tendue vers sa vengeance. Quand il était éveillé, il consultait des documents de criminologie qu’il avait photocopiés à la DAS dans lesquels il cherchait des détails qui lui auraient échappé ou le fil miraculeux qui reliait tous ces cadavres à sa famille adoptive. Ce fil, quand il l’aurait découvert, il s’en servirait pour étrangler cette ordure jusqu’à ce que les yeux lui sortent de la tête.
Il rêvait de retrouver Sqweegel et de lui faire connaître une mort lente. De lui briser les os un par un jusqu’à ce qu’ils lui percent la peau. De lui arracher les veines le long des membres en les cautérisant au fur et à mesure. Oh, il prendrait son temps. Une semaine de souffrance pour chaque être cher qu’il avait perdu…
Non, une semaine, c’était trop peu.
Mais, après une année de recherches infructueuses, Dark se rendit compte qu’il n’avait omis aucun détail, que ce fil miraculeux n’existait pas. On peut griffer de ses ongles les parois d’une cellule de prison pendant des années dans l’espoir de trouver le bouton secret qui ouvre la porte, cela ne signifie pas pour autant qu’il existe.
Au lieu d’exorciser ses démons, cette année-là ne sembla que les renforcer. À la fin, quand il eut touché le fond, il chercha un endroit où attendre la fin de ses jours. Si Dieu le voulait bien, s’était-il dit à l’époque, elle viendrait rapidement.
Malgré ce que s’imaginait Riggins, il avait essayé. Oh oui, il avait essayé. Mais il avait échoué.
Dark était revenu en mode survie. Alcool. Sommeil. Bouffe, uniquement en cas d’absolue nécessité.
Après un certain temps, il avait fini par se demander quel genre de vie il tentait de prolonger. Jusqu’au jour où il rencontra par hasard Sibby.
Et, maintenant, il avait une maison à 1 million de dollars, avec vue sur la mer. Des pièces spacieuses meublées par un grand nom du design américain. Une cuisine sur mesure. Chaque fois qu’il prenait une cuiller – de marque, évidemment –, il ne pouvait s’empêcher de repenser à l’unique couvert un peu tordu qu’il avait utilisé pour manger pendant des années. Avant de connaître Sibby. Sa femme, l’amour de sa vie.